« S’ouvrir à quelque chose de plus grand que soi en y étant partie prenante »
Île-de-France
20.09.21

Référent social à Trappes pour l’Orchestre Démos Yvelines jusqu’en 2019, Thomas Brasier a passé quelques années aux côtés des enfants, des familles et des équipes encadrantes du projet. Une expérience « exceptionnelle et indélébile » venue clore sa carrière tournée vers les domaines de l’intervention sociale, et dont il nous partage ici quelques beaux souvenirs.
Thomas Brasier garde en mémoire toutes les petites victoires qui ont jalonné le chemin parcouru, même s’il a aussi partagé des moments de doute ou de découragement avec les autres référents sociaux de l’orchestre. La récompense de voir une centaine d’enfants venant de quartiers populaires en totale harmonie grâce à la musique n’en a été que plus forte.
Les extraits qui vont suivre sont issus de son témoignage écrit.
Les débuts d’une grande aventure
Il avait fallu choisir les 15 enfants les plus éloignés de cette chance d’ouvrir l’étui d’un instrument, pour participer à un orchestre qui réunirait une centaine d’enfants. Ils avaient accepté, avec leurs familles, de faire partie de cette aventure encadrée par des professeurs de musique, de danse et de chant mais également par des référents sociaux proches des familles et qui débuteraient, en même temps que les enfants, l’apprentissage d’un instrument. Deux cours par semaine nécessitaient d’aller chercher les enfants, de garer la voiture, de sonner aux portes, de les accompagner et les mobiliser pendant une heure et demi puis de rentrer chacun à la maison. Dans ces cours, on dansait, on chantait, pour d’abord ressentir.
[…] Jour après jour, pas à pas, quelques fois millimétriques, cette pédagogie du « ressentir » entrouvrait de petites portes, à force de respect de ce qui « était » pour chacun. Jour après jour, pas à pas, des liens ténus apparaissaient quelquefois avec un professeur, quelquefois avec un référent. Les découragements étaient gommés par telle avancée, tel sourire, telle surprise de voir tel enfant se mettre à danser, laissant entrevoir une richesse, insoupçonnable. La cérémonie de remise des instruments, trois mois après, avait été empreinte de sourires intérieurs lumineux, quelquefois de pleurs ou encore de regards interrogatifs : « je vaux donc bien cet improbable ? ». Au fil des semaines, le cheminement s’était fait avec cet instrument, ce nouvel ami rebelle. Les sources de dialogue devenaient nombreuses : moi et mon instrument, moi et le professeur, moi et le référent, moi et mes collègues musiciens et leurs histoires avec leurs instruments rebelles. Ou bien encore, si mon alter ego arrivait à aligner les notes, il était entendu que « je pouvais le faire ».
Vers les premiers concerts
La première année s’était déroulée dans des brouhahas joyeux, des vagues d’étuis quelquefois plus grands que leurs porteurs, les soins d’une trentaine de professeurs qui rivalisaient de sourires, de bienveillance, de liens déjà affectueux, d’accordages jusqu’à s’asseoir, par pupitre. Et quand le chef d’orchestre levait les mains, le silence se faisait, s’apprenait, s’écoutait et jusqu’à ce que l’attention de chacun invente un « nous » qui disait « ensemble » ! Et puis, il s’était agi de travailler les séquences. Quelquefois le chef reprenait les cordes ou les cuivres, ou les cuivres et les bois. Et chacun d’entendre chacune des parties de cet « ensemble ». Puis, un jour, l’ensemble des séquences avait constitué un morceau. Une si grande émotion. Il s’agissait maintenant que nous jouions dans un endroit prestigieux.
Ce fut le cas. Au sein de l’académie équestre de Versailles puis dans la grande salle de la Philharmonie de Paris. Les familles venaient découvrir l’orchestre philarmonique réunissant enfants, professeurs et référents. Ils découvraient également, quelquefois avec stupeur, l’ampleur de la contribution de leur enfant. Et dans ce lieu le plus symbolique de la culture la plus élitiste, la salle était peuplée de familles bigarrées, de parents fiers, de petits frères et petites sœurs admiratifs. Une place était faite à chacun.
Suite et fin inoubliables
La deuxième année avait pris sa vitesse de croisière […], une douce « mécanique » se mettait en place. Les signes en étaient les embrassades joyeuses en retrouvant les professeurs, la confiance et le lien aux familles, la continuité de la participation des enfants même quand de graves difficultés intervenaient. Et tous les enseignants racontant des transformations positives et quelquefois quasi inespérées, comme cette enfant introvertie et silencieuse ayant demandé à la directrice de l’école de jouer son morceau à la fête de l’école. […]
La troisième et dernière année avait vu les deux cours hebdomadaires réunis en un seul […]. Les professeurs de musique et les référents avaient également franchis les barrières de chacun des métiers et faisaient corps autour des enfants. Quoiqu’il en soit tous travaillèrent, alléchés par un projet de séjour musical à l’été, pour clore le cycle. C’est l’opéra royal du château de Versailles qui accueillit l’orchestre, seul, et pour jouer toutes les œuvres découvertes durant ces trois années. […] Le concert eu lieu. Comme de grandes respirations qui touchaient au « noyau » et se diffusaient dans les mémoires. De grandes respirations, andante, pianissimo, allegro, comme nous étions désormais capables de les nommer. Les derniers applaudissements, les étuis qui se referment et la montée dans les loges, sous les toits du château. La joie explosa dans chacune des loges. Des chants à tue-tête, des cris, des rires, des délires joyeux et débridés. Certains se réfugiant dans les bras des professeurs, pleurant à chaudes larmes, comprenant que l’aventure allait se terminer là.
Je pensais que pendant trois ans ces enfants avaient été accueillis en permanence avec des sourires authentiques et sincères à la Philharmonie de Paris, à la cité de la musique, au château de Versailles et d’autres lieux illustres. Je pensais aussi qu’en trois ans, jamais je n’avais entendu un enfant dire « j’aime » ou « je n’aime pas » la musique classique. Il y avait donc la musique. Une portée qui disait les rythmes, les silences, les notes à jouer pour se marier aux autres. Sans savoir si chacun continuerait son histoire avec son instrument ou avec la musique, je me disais que quelque chose se sera inscrit au plus profond, là, dans le « noyau », là où les émotions bouillonnent et diffusent dans le corps. Une portée, des rythmes, des notes à jouer avec les autres ou des silences. La possibilité de s’ouvrir à quelque chose de plus grand que soi en y étant partie prenante.
Crédit photo : Bertrand Gaudillère